LE FORGERON DU VILLAGE

 

Je suis fascinée par les métiers d’antan. Il y a une sorte de nostalgie à penser au fait qu’il n’y a pas si longtemps, il y avait, dans chaque village, des artisanes et des artisans qui travaillaient chaque jour et qui, par le fruit de leur labeur, permettaient notamment aux autres corps de métier de fonctionner. C’est étonnant, quand on y pense, ce changement social si abrupt. Mais la surprise m’a laissé muette l’espace d’un instant quand, au cours d’une entrevue avec Sylvie Coulombe visant à connaître les activités dans la municipalité de Saint-Thomas Didyme, la mairesse m’a appris l’existence du « forgeron du village ».

Ça existe encore, ça?

À en juger par ma conversation avec Jean-Philippe Gravel, propriétaire de la Forge du Lac, je ne suis pas seule à m’étonner. D’ailleurs, à ses débuts en 2017, plusieurs n’ont pas hésité à lui exprimer leurs doutes sur l’utilité de se lancer dans ce métier « disparu ». J’ai donc voulu en savoir plus.

LA NAISSANCE DE L’ATELIER

D’abord menuisier et ébéniste, puis soudeur et mécanicien industriel, il s’était spécialisé dans la soudure des métaux dits « non soudables » – le défi posé, dit-il, était sa principale motivation. Son admiration pour les antiquités et les objets d’époque le conduit à expérimenter diverses techniques. « Après tout, m’explique-t-il, nos grands-parents utilisaient les moyens du bord pour tout faire ». Ingénieux, il réussit éventuellement à trouver des moyens de souder pratiquement n’importe quoi. Dans sa recherche constante de nouveaux défis, son attention se porte bientôt vers les techniques de forge. Après tout, tous les corps de métiers qu’il maîtrisait jusque-là pouvaient servir.

Sa première année d’activité se résume essentiellement à l’apprentissage – autodidacte, rappelons-le. Il s’applique à comprendre la base, à bien travailler avec les outils, à maîtriser les températures des métaux et des alliages. L’année suivante, il commence déjà à user de créativité et vendre des objets divers, dont des crochets à manteaux. De fil en aiguille, la demande explose – entre autres, la popularité de l’émission « De l’acier et du feu » conduit plusieurs personnes à lui commander des couteaux. Le bouche-à-oreille fait son chemin et les gens diversifient leurs demandes. Après tout, Jean-Philippe est le seul forgeron sur le territoire!

Il s’équipe au fil du temps, notamment par l’acquisition d’une partie des équipements laissés par le dernier forgeron du village de Girardville, dont son feu de forge : un héritage patrimonial précieux, selon Jean-Philippe. Il crée lui-même une partie de ses outils, en trouve d’autres chez des antiquaires.

En 2021, il peut enfin se lancer à temps plein dans son activité. Il fait encore de la soudure, entre autres pour des petites réparations – la demande est grande dans sa municipalité, car les ateliers les plus proches, à Normandin, ont d’autres clientèles à servir. Les foyers extérieurs qu’il fabrique, beaucoup plus solides que ceux des quincailleries, sont aussi très populaires. À la forge, il a souvent deux projets en parallèle, pour ne pas perdre de temps lors du chauffage des pièces dans les forges – un processus qui demande patience et précision.

Le métier « disparu » donne l’occasion à Jean-Philippe de démontrer des techniques dans les événements d’exposition, les festivals et les marchés spécialisés. Il s’est donc monté une forge « portative » et crée des objets divers pour répondre aux demandes lors des divers événements auxquels il participe. En plus des couteaux, haches et machettes auxquels on peut penser spontanément, on lui demande fréquemment des objets usuels comme des tisonniers, des crochets à manteaux ou des boîtes aux lettres. On lui demande aussi de reproduire fidèlement des outils dont se servaient d’autres corps de métiers d’antan. Pensez au croc à levier ou à la gaffe des draveurs, par exemple. Celles-ci rappellent des souvenirs aux visiteurs, qui s’en inspirent parfois pour commander à leur tour; Jean-Philippe cite en exemple la commande d’une hache à double tranchant « pareille à celle que mon grand-père utilisait dans le temps ». Ces objets, qui ne se trouvent plus sur le marché, sont empreints de nostalgie et ont une grande valeur sentimentale.

LES ÉTAPES D’UNE COMMANDE

Quand quelqu’un vient le voir pour un projet, Jean-Philippe commence par discuter des attentes : l’objet désiré, pour quel usage, et le budget alloué. S’ensuit la sélection des matériaux (alliages, manches) et des dimensions désirées. Il crée une proposition, que l’on peut ensuite retravailler au besoin. Quand la proposition satisfait, il passe à la fabrication.

LES RÉALISATIONS NOTABLES 

Outre le fait d’avoir bâti son entreprise à partir de rien et en travaillant à l’ancienne — ce qui n’est pas un petit exploit — on peut dire que l’ingéniosité de Jean-Philippe brille derrière chacune de ses créations. S’il exprime une préférence pour les feux de forge au charbon (la technique plus traditionnelle), les pièces plus délicates, qui demandent un feu de forge au gaz pour un plus grand contrôle, ne l’effraient pas non plus. Son « portfolio » bien garni comprend d’ailleurs une croix forgée de 9 pieds de haut et de plus de 6 pieds de large, composée de 95 pièces ornementales forgées, toutes identiques, et de 45 pièces soudées. Un défi, oserai-je dire, à la hauteur de son ambition.

Ceux et celles qui ont souri à l’idée de se faire forgeron en 2017 n’ont maintenant d’autre choix que d’applaudir la vision du forgeron. Son succès s’étend de l’Ontario au Nouveau-Brunswick, et ce, sans jamais avoir fait de publicité outre sa page Facebook. La lassitude envers la courte durée de vie des marchandises et la frustration envers l’obsolescence programmée pousse le public à rechercher des produits de meilleure qualité et des méthodes de fabrication plus traditionnelles. L’engagement de Jean-Philippe envers la durabilité de ses produits est donc au cœur de sa réussite.

Dans ses propres mots, il « forge les antiquités de demain ».

Jean-Philippe Gravel               

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